CHAPITRE XVII

 

Lorek et Enehidi marchaient seuls, maintenant, dans le labyrinthe obscur des tunnels. Lorek maintenait le faisceau de sa lampe à l'intensité d'une bougie mourante, pour ne pas gêner sa compagne, et il posait ses pas dans une tache de lumière si pâle qu'on eût dit l’aile soyeuse, évanescente d’un papillon de nuit.

Lorek comprenait mieux les indications lumineuses du plan. Il voulut en expliquer le fonctionnement à Enehidi. Mais la jeune guerrière qui manipulait sans crainte-apparente des armes redoutables se détourna avec horreur de cet objet maléfique. Malgré l'éducation particulière que lui avait donnée son père le sorcier, elle restait irienne : les signes étaient plus importants pour elle — plus effrayants ou plus apaisants selon le cas — que les choses elles-mêmes.

 

Ils étaient revenus en arrière et avaient cherché plus d’une heure le passage en direction du point clignotant, près duquel Lorek distinguait maintenant un symbole connu : trois traits verticaux surmontés d’un trait horizontal. Il avait vu autrefois ces quatre barres blanches sur les portes des cryovaults. « Nous avons trouvé une cryovault, songeait-il avec mélancolie. Mais nous n’avons pas l'intention d'entrer dans le long sommeil. Nous allons remonter vers la surface, si la déesse le veut, et nous nous battrons... »

Enehidi émettait en permanence un tzan presque inaudible, pareil à la rumeur des insectes dans un jardin d'été, ponctué de notes musicales plus hautes. Elle mémorisait ainsi le chemin du retour et détectait toute présence humaine à une distance qu'il n'aurait su préciser. Dommage que le murmure ne lui permette pas de trouver un passage dans le labyrinthe.

Le tzan isolait complètement Enehidi. Si Lorek avait eu l'audace de lui parler, sans doute ne l'aurait-elle pas entendu. Il se taisait donc et évitait de tourner la tête vers elle, de peur de rencontrer son regard brillant qui l'émouvait trop.

Mais lorsqu'il arrivait à leurs bras ou leurs jambes de se frôler au hasard d'un mouvement, le cœur de Lorek sautait dans sa poitrine.

 

Ils marchaient depuis près de dix heures lorsqu'un second point se mit à clignoter sur le plan. Le point rouge fixe qui représentait leur propre position se trouvait à peu près à égale distance des deux points roses. Lorek hésita.

Au nouveau point, correspondait un symbole qu'il ne sut identifier. L'avantage, c'était sa proximité du centre d'Edenla, du moins s’il ne se trompait pas en interprétant la carte.

En outre, il n’avait nul besoin de visiter une cryovault. A moins que... Oui, ce serait une bonne idée de réveiller les Hibernants. Mais le saurait-il ? Il pourrait-il ? Et les chasseurs d'esclaves n'étaient-ils pas déjà en train de s'occuper d'eux ?

Au hasard, il choisit le deuxième point, dont le symbole lui était inconnu.

 

Encore des heures et des heures de marche forcée dans les tunnels. Enehidi semblait infatigable. Dès qu’ils avançaient en ligne droite, elle dépassait Lorek, puis elle l'attendait au prochain coude, au premier obstacle ou à la première intersection. Elle montrait alors une certaine jubilation en le voyant peiner pour suivre son rythme. Il savait qu’il ne tarderait plus à s’effondrer; mais son orgueil lui interdisait de réclamer un temps de repos.

Enfin, soit qu'elle eût pitié de lui, soit qu’elle fût elle-même plus fatiguée qu'elle ne voulait le paraître, elle s’arrêta soudain au bord d’une salle, cessa le tzan et appela.

Elle avait sorti d’un fourreau la plaque phosphorescente qui lui servait de lampe. Lorek ne connaissait pas la nature ni l’origine de cet enduit d’éclairage. De toute façon, la lumière émise par cette torche était beaucoup trop faible pour lui.

Il approcha. Une pâle lueur se posa sur le visage d’Enehidi. Elle considérait d’un air satisfait la caverne féerique qu’elle venait de découvrir.

— Oh ! fit Lorek. Je connais ce genre de choses. La mousse et l’eau chaude... C’est une salle de bains du bon vieux temps !

Il examina l’endroit avec sa propre lampe, tandis qu’elle se détournait pour ne pas être éblouie.

— C’était une sorte de piscine, expliquait-il. A l’époque où les humains vivaient en permanence dans cette ville souterraine. L’eau chaude montait des profondeurs de la terre et on...

Il s'interrompit, doutant qu'elle eût compris la moitié de ce qu’il disait. Il réfléchit un instant. Cette salle chaude ne pouvait pas être celle où il avait passé une nuit et qui devait se trouver de l'autre côté d'Edenla, à moins d'une fantastique erreur d'orientation. Il se rassura tout de suite. Celle-ci était plus petite, avec une mousse plus dense et plus brillante. En outre, elle... Il passa la main sous son col et la ramena trempée de sueur. Elle était encore plus chaude. Enehidi avait déjà commencé à se déshabiller. Elle pataugeait dans l'eau tiède à quelques mètres de là.

Elle se mit à rire et à crier dans sa langue. On eût dit qu’elle l’avait complètement oublié. Il se rapprocha sans oser tout à fait la rejoindre. Elle avait découvert un bassin profond au bout de la salle. Elle ne portait plus que sa culotte et le gilet de cuir qui moulait ses seins. Elle se débattait au milieu des inflorescences de mousse. Il pensa quelle avait visité un site de ce genre et qu’elle s’était baignée au milieu de la mousse blanche et rose. Dans le cas contraire, elle aurait sûrement montré plus de prudence. Il se déshabilla à son tour.

Une idée lui traversa l’esprit. Il cueillit des inflorescences et les écrasa dans sa paume. Il eut bientôt au creux de la main une boulette oblongue, rougissante, de la grosseur d’une prune : il la porta à sa bouche. Il appuya les lèvres sur cette chair molle et fondante, suça le jus sucré qui coulait sur son menton, puis mordit dans la chair tendre. Enfin, il avala le fruit tout entier.

 

Enehidi s’installait maintenant pour la pause. Sur la mousse proliférante, elle préparait deux couches, séparées mais peu distantes. Lorek l’observait, paralysé par la surprise. Non, elle n’avait pas oublié qu'il existait. De plus, elle connaissait l’usage de la mousse et elle devait supposer que lui l’ignorait. Il ne fit rien pour la détromper. Elle lui sourit et continua d’aménager le nid. Il avait toujours cru les activités ménagères interdites à une jeune guerrière. Enehidi n’était plus meneuse du clan, ce qui la rendait peut-être plus libre de ses gestes. Ou peut-être Lorek n’avait-il rien compris à la psychologie irienne.

Il se précipita pour l’aider au moment précis où elle se retournait vers lui. Ils se heurtèrent avec une certaine force. Lorek s’exclama en prima langvo : « Pardonne-moi, je... » Il eut très peur d'une réaction sauvage de sa part, car il la jugeait extrêmement susceptible et méfiante. Il était prêt à se jeter à genoux pour l'implorer. Il esquissait déjà le geste.

Mais Enehidi riait. Elle riait à sa façon, les lèvres à peine ouvertes, en émettant un murmure filé, plus fluide que le tzan et moins régulier. Elle avait reculé d’un demi-pas. Elle le regardait dans la pénombre. C’était sans doute le plein jour pour elle. Elle changea de ton, lança un rire chantonnant, pulsé, qu’il n'avait jamais entendu, ou jamais remarqué, dans sa courte expérience de la société irienne. On eût dit un accord de tzelle.

Rire ou chant, cela signifiait quelque chose dont il n'avait aucune idée. Quelque chose d'amical, avec une touche infime de moquerie. Il n'osait pas trop rire en retour. Il voyait les iris flamboyants de la jeune nocturne fixés sur ses yeux, sur son visage et... Jamais personne ne l’avait regardé ainsi, en face, longuement. Même pas Ceylane quand ils vivaient seuls dans leur refuge au-dessous du musée d'armes.

Il se sentit fouillé jusqu'à l’âme. Non, le mot fouillé ne convenait pas. Pourtant, il n'en trouvait pas d’autre pour décrire cette impression étrange et étrangère.

Enehidi rompit le charme d’un mouvement sec de la tête, suivi d'un petit cri musical.

— Sûr ici ? Sûr ici ?

Elle s'interrogeait elle-même plus qu’elle ne posait la question à Lorek. Mais elle avait parlé en prima langvo.

— Sûr ! fit-il avec aplomb. Aussi sûr que dans les bras de notre mère la lune !

L'image était sans doute osée. Il la regretta aussitôt. Enehidi rit encore, d'une façon différente, avec une nuance plus familière, et il eut l’impression qu’elle était maintenant prête à lui passer n'importe quoi pour... Mais pourquoi ?

Seule avec lui, elle n’était plus obligée de tenir son rang et elle s'accordait le droit d’être elle-même. Ou bien... Pour une raison inconnue, elle ne considérait plus Lorek comme menaçant pour son pouvoir et la prééminence des guerrières du clan.

 

Il se laissa tomber sur le lit de mousse quelle lui avait préparé : un énorme tas de fleurs blanc rosé, pareilles à des ombelles de khella. Au bord de son lit, coulait un ruisselet tiède d’où s'élevait une vapeur au parfum sucré. Un seul ennui, cette espèce de sirop ne désaltérait guère. Il vida dans sa gorge le fond déjà tiède de sa gourde et s'endormit.

Le rêve qu'il avait eu dans la première caverne de mousse revint troubler son sommeil. Un homme des étoiles se penchait sur lui en lui secouant l'épaule.

— Tu dois aller jusqu'au bout, Lorek Sam Lara !

— Jusqu'au bout de quoi ?

— De ton destin !

— Ah bon ?

Il s'aperçut alors que l'inconnu était masqué.

— Qui es-tu ?

Le visiteur éclata de rire, mais ne répondit pas.

— Tu ne me reconnais pas ?

— Pourquoi ce masque ?

La scène changeait. Maintenant, c'était une jeune femme aux cheveux rouges qui venait s'asseoir sur son lit. Elle aussi était une visiteuse des étoiles.

— Que voulez-vous ?

Elle aussi se mit à rire, longuement, follement. Lorek s'aperçut qu'il était nu. Il pensa quelle se moquait de lui à cause de sa nudité. Il se sentit en situation d'infériorité face à la flamboyante cosmonaute dans son glorieux harnachement. « Mais pourquoi suis-je... »

— Le roi est nu ! Le roi est nu ! s'exclama la femme aux cheveux rouges.

— Le roi ? fit Lorek. Je ne suis pas roi et jamais.»

— Et jamais tu ne le deviendras ? Qui sait ? Qui sait ?

Qui sait... qui sait... QUI SAIT QUI SAIT QUI SAIT QUI.

La voyageuse inconnue retournée aux étoiles, Lorek se demanda encore pourquoi il était nu. « Quand je me suis couché... » Il respira une odeur à la fois étrange et familière. Un mélange doux et piquant : poivre, citron, lait fermenté, pelage de jeune bête... Ce parfum l’avait tellement bouleversé quand il avait rencontré Enehidi.

Elle était là !

Elle était près de lui, dans le nid douillet de mousse-fleur. Lorek s'éveilla tout à fait. Il s'exclama, éperdu :

— Enehidi, tu m'as déshabillé !

— Tu n'as pas trop chaud ? fit-elle, plus moqueuse que jamais.

Il convint qu'il était bien. Il l'enlaça et vérifia d'une caresse qu'elle était aussi nue que lui-même.

— Tu dormir fort ! Très fort ! dit-elle sur un ton admiratif.

Il était à peu près sûr qu'elle faisait exprès d'écorcher la prima langvo. Quand elle le voulait vraiment, elle était capable de parler de façon correcte, sinon courante. Or elle prenait visiblement du plaisir à s'exprimer dans un sabir à sa façon.

— Tu dormir fort ! Très fort ! Tu dormir comme guerrier !

Guerrier ? Lorek poussa un grondement venu du fond de son corps et de son âme. Il étreignit la jeune Irienne avec une sauvagerie ardente, bien loin des jeux érotiques du Paradis. Une minute ou peut-être une heure entière, ce fut lui le primitif.

D'une certaine façon, il avait toujours été un primitif, comme tous les Paradisiens, adorateurs des machines païennes. Au contraire, Enehidi était une hyper-civilisée, à la culture prodigieusement sophistiquée. Elle le lui prouva et il se sentit près d'elle ignare et grossier.

Heureux aussi... Heureux mais désespéré, car il se disait que leur nuit d'amour n'aurait pas de lendemain.

Plusieurs fois encore, elle répéta : « Comme tu dormir fort! » Et il eut la certitude qu’elle l'admirait vraiment pour cela. On n'est jamais apprécié par les côtés où l'on se croit admirable. Il eût aimé qu'elle le trouvât intelligent, courageux, habile ou tout cela à la fois. Bien qu'agacé par son propre visage au type grec dessiné par les généticiens du passé, il eût accepté qu'elle le jugeât beau. Non, elle s'émerveillait seulement de lui avoir enlevé ses vêtements sans troubler son sommeil... sauf tout à la fin.

— Oh, cet endroit ! dit-il. Cet endroit si doux, si chaud. Le véritable éden... Ça me rappelle le ventre de ma mère.

— Ne blasphème pas ! fit-elle.

 

La pause suivante, ils dormirent roulés dans leurs fourrures, grelottants, au bord d'une cave balayée par un souffle furieux. Ils avaient choisi cet emplacement de préférence à quelques autres, parce que le sol était sec, l'air vif et pur. Trop vif, ils s’en aperçurent bientôt.

C'était la première fois depuis leur entrée dans les tunnels, à Nomenhir, qu'ils respiraient un air aussi froid que celui de la surface. Cela signifiait-il qu'une ouverture vers l'extérieur se trouvait à proximité? Ce pouvait être un simple conduit d'aération.

Enehidi s'était allongée à trois ou quatre mètres de Lorek. Elle murmurait le tzan qui l'isolait comme un champ de force. Lorek dormit mal, s'éveilla plusieurs fois, à de brefs intervalles. Et chaque fois, il entendit le murmure continu émis par sa compagne. Le tzan du sommeil était distinct du tzan de veille. Grâce à ce système d'alarme interne, elle pouvait dormir en paix. C'était comme si elle avait eu un chien de garde dans la tête !

Le point rouge qui indiquait la position du plan se trouvait maintenant au centre d'un triangle équilatéral formé par trois points roses clignotants. L’un des trois indiquait une nouvelle cryovault. Le point de la première venait de s'éteindre, selon toute probabilité parce qu'ils étaient sortis du rayon d'action de la balise.

De nouveau, ils tournaient en rond depuis plusieurs heures. Puis Enehidi, en état tzani, décela une présence humaine au niveau inférieur. Une cheminée d'aération transmettait le son — si c'était un son. Impossible de l'utiliser pour descendre. Ils se penchèrent au bord d'une cage d'ascenseur ouverte sur des profondeurs terrifiantes. Ils reculèrent avec un bel ensemble. Enehidi haletait.

Ils trouvèrent une échelle de secours, gluante d'humidité. La jeune femme s'y engagea la première, sans hésitation. Après une descente assez facile, ils prirent pied dans un hall qui évoquait pour Lorek l'intérieur d'un coquillage géant. Ils virent aussitôt deux points roses s'éteindre sur le plan et deux autres s'allumer. Ce n'était sans doute pas un hasard.

Un peu plus tard, Enehidi serra vivement le bras de Lorek.

— Hommes plusieurs. Un chien peut-être deux. Loin.

— Un chien ? dit Lorek. Alors, ce sont des Eloans.

Il baissa la voix. Enehidi approuva d'un signe de tête. Une patrouille d'Eloans, accompagnés d'un ou deux chiens et peut-être aussi d'un chasseur. Lorek examina le plan dont il n'avait pas encore éclairci tous les mystères.

Enehidi lui toucha le front avec l'index, ce qui était un geste d'interrogation familier.

— Edenla où?

— je pense que nous sommes au-dessous, dit-il. Pas très loin du centre.

Ils reprirent leur marche à cet étage, prudemment. Enehidi émettait le tzan par intermittence. Lorek guettait de tous ses sens, bien inférieurs à ceux de la jeune Irienne. Il serrait son radiant dans sa paume moite. Enehidi paraissait inquiète.

— Tzan pas bon, dit-elle soudain, à voix basse. Quelque chose empêche !

— Qu'est-ce que c'est, selon toi? Une machine?

Enehidi balança la tête en signe d'ignorance.

Lorek avait depuis un moment l'impression que la lumière et le son ne se propageaient pas normalement dans certains couloirs. Il connaissait l'existence des labyrinthes-pièges dans l'ancienne ville souterraine... Ils avancèrent encore. Cette zone semblait abandonnée depuis peu, vu l'état des murs, du plafond et du sol, ainsi que l'absence totale d'humidité. L'inextricable enchevêtrement d'arcs, cintres, hélices, vrilles et spirales dans lequel ils s'étaient engagés évoquait en effet un labyrinthe de jeu, un sas code ou quelque chose de ce genre.

Lorek luttait contre le vertige et un léger malaise en buvant de temps en temps une fade gorgée à sa gourde. Par chance, il l'avait remplie un peu plus tôt à une source, au niveau supérieur.

Enehidi lui prit de nouveau le bras.

— Il faut boire moins. J'ai soif aussi mais il faut ménager l'eau.

Elle avait renoncé à son jargon, qui était certainement un jeu comme Lorek l'avait pensé. Fini de jouer maintenant. Elle paraissait encore plus gênée que lui par les effets du labyrinthe. Elle n'émettait plus le tzan. Elle avait le souffle court et se léchait les lèvres.

Puis elle se mit à trébucher et avança en zigzaguant.

— Arrêtons-nous, dit Lorek.

Elle ne parut pas l'entendre. Il pensa qu'un mécanisme lié au tzan s'était détérioré dans son ouïe ou son cerveau. Elle se cogna contre le mur lisse du tunnel et gémit. Lorek alluma sa lampe par réflexe, puis l'éteignit. Il eut le temps de voir la jeune femme s'affaisser et glisser sur le sol où elle se tassa, inanimée. Il se pencha sur elle en hâte, lui mouilla les lèvres avec l'eau de sa gourde, puis sortit sa trousse médicale et lui fit avaler une gélule HTU.

L'évanouissement d'Enehidi était dû à un phénomène propre au labyrinthe. Il se souvenait : les labyrinthes de jeu! Ils avaient été créés à une époque où la population de la ville souterraine ne remontait jamais à la surface encore contaminée. Ils avaient toujours été entretenus et certains Paradisiens allaient même s'y amuser quelques années plus tôt.

Lorek n'avait jamais été très attiré par ce type de jeu. Il aimait trop la nature, l'air libre... Il se rappela une très ancienne rumeur d'accident. Plus tard, l'ordinateur central avait fermé l'accès aux labyrinthes... Oui, cet endroit était dangereux.

Le phénomène avait sans doute pour but de gêner les joueurs. Mais en l'absence de tout contrôle, ses effets s'étaient renforcés. Il était peut-être devenu mortel. Ou bien...

Des ultra-sons devaient circuler et rebondir dans les tunnels. À cause de sa sensibilité supérieure liée au tzan, Enehidi était beaucoup plus vulnérable que les Paradisiens...

Lorek se releva. A ce moment, il aperçut un reflet lumineux sur la paroi opposée, au premier tournant du couloir. Le reflet mouvant d’une lampe tenue ou portée par quelqu'un qui marchait lentement, avec une extrême prudence. Sans bruit, sans écho...

— Contact ! souffla-t-il.

Il ralluma sa propre torche et poussa la sûreté de son arme. La lueur, en face, s'éteignit. Il s'adossa au mur en réduisant de nouveau le faisceau de sa lampe à l'intensité minimum. Un reflet venu d’on ne sait où scintilla encore sur la paroi polie comme un miroir.

Lorek entendit des pas se rapprocher. Ses sens étaient comme exacerbés. Jamais il n’avait eu l'œil aussi vif, l'ouïe aussi fine... Des pas. Une seule personne, chaussée de semelles dures, jugea-t-il d'abord. Puis il distingua le glissement feutré d’au moins une demi-douzaine de mocassins souples. Un chasseur avec des bottes, accompagné de trois ou quatre Eloans.

Il se retourna vers Enehidi qui gisait toujours inanimée dans le couloir, à quelques pas derrière lui. Il ne pouvait pas l'abandonner. D'un autre côté, mieux valait s'éloigner d'elle pour affronter les ennemis. Il continua.

Il allait atteindre la courbe du couloir. Plus qu'une simple courbe : un coude. Les autres étaient là, à quelques mètres. Il vit l'image très nette du chasseur sur le mur qui faisait miroir. Encore une particularité troublante du labyrinthe. L'homme semblait éclairé par le reflet de sa propre lumière, une torche qu'il braquait devant lui. Très imprudent. Lorek avait naturellement éteint la sienne. « Est-ce qu’il peut me voir ? »

Les ombres des Eloans, mêlées, se mouvaient en surimpression. « Ils voient peut-être bouger mon ombre... » Le chasseur avait un radiant qu’il tenait pointé vers le sol. Lorek replia son bras, plaquant son arme contre sa cuisse droite. Il reprit sa progression en se coulant le long du mur.

Tirer... Tirer le premier. Tuer pour ne pas être tué. Et pour sauver Enehidi !

Le chasseur fit un pas de plus et sa tête se dessina, un peu distendue, à moins de deux mètres de Lorek. Les traits restaient flous, mais la longue perruque rousse était bien reconnaissable. Puis l'image s'effaça.

En fait, le labyrinthe de jeu était beaucoup plus complexe que Lorek ne l'imaginait. Le bruit des pas s'estompa.

Le Paradisien franchit d’un bond le coude du tunnel — ou ce qu’il prenait pour un coude et qui était une sorte de trompe-l'œil. En même temps, il se jeta sur le sol dur et lisse et tira une longue salve de radiant.

L'éclair blanc-bleu, mille fois reflété par les murs et le plafond du tunnel, alluma dans le labyrinthe un soleil dansant, si vif que Lorek dut cacher son visage entre ses bras pour ne pas être aveuglé.

A cause de l'éblouissement, il lui fallut plusieurs minutes pour s'apercevoir que son attaque brusquée avait échoué. Il était seul dans un couloir pareil aux autres et l'absence de fumée ou d'odeur prouvait qu'il n'avait pas touché sa cible. Il en fut presque soulagé.

Il chercha à s'orienter, n'y parvint pas, continua au hasard. Sa tête bourdonnait. Il avait le vertige.

Avec du coton pris dans sa trousse médicale, plus quelques gouttes d'eau, il se fit des obturateurs d'oreilles et ses troubles s'atténuèrent. De temps en temps, il enlevait les bouchons pour écouter. Le vertige revenait aussitôt.

Il marcha ainsi de longues minutes. Il s'éclairait par intermittence avec sa lampe à faisceau réduit : un jet de lumière de deux secondes, puis un autre cinq ou dix secondes plus tard. Cette méthode diminuait le brouillage des perceptions visuelles.

Il voulut consulter son plan. Surprise désagréable : plus un seul point lumineux, fixe ou clignotant. La carte était morte. Un nouvel effet du labyrinthe ? Sans doute.

Ayant ôté ses bouchons d'oreilles, il entendit tout à coup gémir devant lui. Il se précipita et retrouva Enehidi là Où il l'avait laissée. Elle venait de reprendre conscience et semblait souffrir beaucoup. Il lui donna à boire, lui fit des obturateurs d'oreilles pareils aux siens, puis il l'aida à se mettre debout. Mais pour aller où ? Il fut alors tout près de perdre espoir.

Le chasseur et les Eloans avaient mystérieusement disparu dans le labyrinthe.

Lorek et Enehidi s'étaient remis en marche, le Paradisien soutenant sa compagne. Grâce aux bouchons d'oreilles, ils n'éprouvaient aucun vertige. Lorek eut l'idée d'utiliser ses lunettes protectrices anti-bigueyeur en se guidant avec de brefs éclairs de lampe : il échappa de cette façon aux illusions d'optique provoquées par les murs-miroirs.

Plus tard, il comprit que la carte s'était déchargée électriquement dans le labyrinthe. Il pensa qu'on pouvait la recharger avec les mains. Cette idée lui vint comme si c'était un souvenir.

Deux ou trois fois, il eut le sentiment, agaçant et un peu angoissant, que l'inconnu masqué lui soufflait ce qu'il devait faire. Mais l'inconnu masqué n'était-il pas... lui-même ?

Ils saisirent le plan chacun par un coin, entre leurs doigts serrés. Pendant ce temps, Enehidi émettait le tzan pour parer à toute surprise. Il leur fallut beaucoup de patience. La carte se ralluma enfin.

Deux heures plus tard, ils accédaient à la surface, dans une construction en forme de pagode, aux trois quarts démolie, qui avait été un musée des religions. Un bosquet touffu, où le gibier abondait, s'étendait autour. Lorek tua un écureuil géant. Enehidi abattit un Eloan et avoua que les Iriens ne répugnaient pas à manger la chair de leurs ennemis.

— On n'a presque plus de viande à Nomenhir, dit-elle. Tous ces Eloans, c'est une bonne nourriture. Allons chercher le clan. Les guerrières ont faim de chair fraîche : elles viendront nombreuses.

Elle découpa au lance-rayon les deux bras du petit Eloan et les glissa dans son sac d'épaule.

Lorek l'observait calmement. Oui, les esclavagistes seraient vaincus un jour, bientôt. Vaincus par les anthropophages qui les mangeraient jusqu'au dernier.

Elle souriait. Il s'approcha et elle lui offrit sa bouche carnassière. L'odeur du sang se mêlait à son parfum. Jamais le désir de Lorek n'avait été aussi tort.